La Grande Migration

Ce document est une traduction d'un article de Linux Voice, dont l'original est visible sur http://www.linuxvoice.com/the-big-switch/, de mars 2014.
Ce document est en CC-BY-SA 4.0: http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/.

Il est également disponible au format PDF.

D'autres sources d'informations sont disponibles sur cette migration, notamment:

Comment Munich a migré 15000 PCs de Windows à Linux

La municipalité de Munich a migré 15000 PC d'employés de Windows vers Linux. C'est une grande réussite pour le Logiciel Libre, et cela a beaucoup agacé Microsoft. Nous nous sommes rendus à Munich et nous avons parlé avec Peter Hofmann, l'homme derrière la migration − lisez la suite pour avoir tous les détails croustillants sur ce qui s'est bien passé, ce qui n'a pas marché, et ce qui a causé des sueurs à Steve Ballmer…

Note : Cet article est paru à l'origine dans le numéro 2 de Linux Voice. Nous le rendons accessible librement sous les termes de la licence Creative Commons afin que chacun puisse le partager. Nous aimerions démarrer une campagne afin que d'avantage de municipalités et de collectivités locales basculent vers GNU/Linux. Merci donc d'envoyer ce document au format PDF à vos élus, montrez leur comment Linux peut les aider à faire des économies, leur apporter de la sécurité et racontez-nous comment ça s'est passé !

Hirschgarten, à l'ouest de Munich, est l'une des plus grandes villes à bières d'Europe, avec plus de 8000 lieux où s'asseoir. C'est un endroit spectaculaire en été : des centaines de bancs aussi loin que porte le regard, l'ombre des arbres protége un peu de la chaleur, et de nombreuses personnes se détendent et peuvent apprécier les fameuses bières de la ville.

Si 8000 est un nombre impressionnant, 15000 l'est encore plus. C'est le nombre de personnes que la municipalité a fait basculer de Windows à Linux au cours de la dernière décennie. La migration des travailleurs de la troisième ville d'Allemagne n'a pas été une tâche facile, de nombreux obstacles ont jalonné le chemin, mais de façon générale le projet a été un retentissant succès.

Nous avons suivi les progrès de LiMux (Linux à Munich) durant des années, et maintenant que le projet est achevé, nous avons décidé de nous rendre dans la ville et d'interviewer la personne en charge du projet. Poursuivez la lecture pour découvrir comment tout a commencé, comment Microsoft à tenté de le torpiller, et comment d'autres villes du monde peuvent suivre son exemple…

D'humbles débuts / Historique

Souvenez-vous de 2001, et de la situation de Linux à ce moment-là. Il était très répandu comme un système d'exploitation côté serveur et assez bien connu des passionnés d'informatique, mais c'était un tout petit acteur dans le monde du PC de Bureau. Gnome et KDE étaient encore des débutants, la détection du matériel avait besoin d'être améliorée et il manquait d'applications utilisateurs de qualité dans beaucoup de domaines.

Donc, qu'une municipalité au complet envisage même de migrer vers une plateforme majoritairement méconnue était un évènement majeur. Néanmoins, cela s'est fait graduellement, comme Peter Hofmann, le chef de projet LiMux, nous l'a relaté dans son bureau :
« À l'époque, en 2001, un membre du conseil municipal de Munich a demandé : est-ce qu'il existe une alternative à l'utilisation des logiciels Microsoft ? Pour répondre à cette question, nous avons fait une étude qui comparait cinq solutions possibles. L'une était basée uniquement sur Microsoft, une autre combinait Microsoft Windows avec OpenOffice, une troisième Linux avec OpenOffice, et ainsi de suite. »

À mesure que l'étude avançait, le conseil a du choisir entre deux options prépondérantes : conserver une solution tout Microsoft, ce qui impliquait de mettre à niveau les systèmes existants Windows NT et Windows 2000 vers XP ; ou alors de passer à une alternative pure Linux et open source. « Si vous mettez en avant le côté pécuniaire, la solution basée sur Microsoft aurait gagné, alors que si vous considérez le côté stratégique, le choix de l'open source était meilleur. »

Faire les comptes

Il était intéressant de noter que rester avec Microsoft aurait été moins cher. Étant donné le coût d'achat de licences pour Windows et Office, on aurait pu penser que garder Microsoft aurait coûté beaucoup plus que de passer à Linux. Cependant, comme les calculs portaient sur une période de cinq ans, ils couvraient principalement les coûts de migration (équipes, support technique, former à nouveau les utilisateurs, etc…) au lieu de couvrir les coûts opérationnels (acheter du nouveau matériel, des licences, etc…). Mais comment l'équipe de LiMux a-t-elle déterminé que Linux était un meilleur choix stratégique ?

« Avec l'option Linux, on a vu qu'il était possible d'implémenter les politiques de sécurité que nous voulions. À cette époque-là, il y avait beaucoup de discussions sur windows 2000 et la fonctionnalité calling home. Si vous demandiez à Microsoft : "lesquels de vos programmes utilisent cette fonction calling home ?", ils répondaient "euh, sans doute certains, ou pas". Ainsi nous n'avions pas de réponse claire et nous avons estimé qu'il y avait un gros avantage, du point de vue de la sécurité, à utiliser Linux. »

Un des buts premiers de LiMux était de rendre la ville plus indépendante. Le plus important parti politique de centre gauche d'Allemagne est le SPD, et ses élus locaux à Munich soutenaient l'idée du conseil municipal de migrer à Linux. Ils préféraient promouvoir les petites et moyennes entreprises locales en les finançant pour améliorer l'infrastructure informatique de la ville, au lieu d'envoyer l'argent de l'autre côté de l'Atlantique à une grande multinationale américaine. Le SPD mettait en avant que passer à Linux allait stimuler le marché informatique local, puisque la ville allait payer des entreprises locales pour faire le boulot.

L'intervention de Ballmer

En mai 2003, le conseil municipal devait voter sur le choix de faire la bascule vers Linux. Mais Microsoft n'est pas resté les mains dans les poches : Steve Ballmer, le trop notoirement tapageur PDG, a pris l'avion pour venir rencontrer le maire de Munich, Christian Ude. Mais cela a eu l'effet inverse, comme l'explique Peter :
« Steve Ballmer a tenté de convaincre notre maire que c'était une mauvaise décision de passer à l'open source, car ce n'est pas quelque chose sur quoi une administration peut compter. Mais quelques membres du conseil ont dit : qui sommes-nous, si un seul membre d'une grosse entreprise peut se pointer ici, et croire qu'il peut nous faire changer d'avis ? »

Et ça s'est révélé encore pire pour le patron de Microsoft. « Notre maire se préparait pour un entretien avec Steve Ballmer, et comme l'anglais n'est pas sa langue maternelle, il demanda à l'interprète : "Que devrais-je dire si je ne trouve pas les bons mots ?" Et l'interprète répondit : "Restez calme, réflechissez et dites : Que pouvez-vous nous offrir de plus ?" Plus tard, durant l'entretien, notre maire s'est trouvé rapidement au point où il n'avait plus rien à dire à Ballmer, sauf ce "Que pouvez-vous nous offrir de plus ?" qu'il a répété plusieurs fois. Des années plus tard, il entendit que Ballmer avait été profondément impressionné par sa dureté dans la négociation ! »

Alea Jacta Est

Ainsi, Steve Ballmer retourna au QG de Microsoft, le conseil municipal de Munich vota, et il vota en faveur de Linux. Une page d'histoire fut écrite. GNU/Linux et les utilisateurs de Logiciel Libre du monde entier furent agréablement surpris de cette décision − spécialement car elle fut prise à Munich en Bavière, une des régions les plus conservatrices d'Europe. Quelque chose d'important était en train de se passer, mais il fallait du temps pour que cela prenne forme, comme Peter l'explique : « Nous ne pouvions pas démarrer la migration dès le lendemain, nous voulions d'abord faire une démonstration du concept. En 2004, nous avons commencé les étapes préliminaires à la migration, et l'une d'elles était de faire un appel d'offre pour une solution basée sur Linux. Dix entreprises nous ont contacté pour nous vendre leurs solutions, et un consortium de deux petites entreprises, Gonicus et Softcon, ont remporté le marché avec une solution basée sur Debian. »

Gonicus a fourni des consultants, et le conseil municipal a recruté de nouveaux techniciens − au final, il y avait une équipe de 13 personnes travaillant sur le projet LiMux. Elles commencèrent à créer une version personnalisée de Debian et dès 2006 le déploiement commençait. Mais le choix de Debian a causé quelques petites migraines plus tard :
« En 2008, nous avions vu que Debian était vraiment stable, une bonne chose, mais que ce n'était pas le plus efficace si vous voulez l'utiliser sur du matériel neuf. Ils ont toujours quelques années de retard. Nous voulions aussi avoir un planning clair sur la disponibilité des nouvelles versions. Chez Debian, c'est prêt quand c'est prêt, donc vous ne pouvez pas baser un planning de mises à jour dessus. Ces deux éléments ont été la base pour passer de Debian à Kubuntu. »

De Debian à Kubuntu

Une autre raison d'utiliser Kubuntu était le bureau KDE. Il était clair pour l'équipe LiMux que certains utilisateurs allaient lutter contre le changement - d'autant plus s'ils considéraient que le système actuel était assez bon, et que le futur sytème était quelque chose d'imposé par les politiciens. Ainsi KDE a été choisi parce qu'il pouvait fournir une interface très similaire à celle de Windows NT et Windows 2000, qui étaient utilisés par les différents départements de la ville à ce moment-là. Comment le personnel municipal à-t-il réagi ?
« Il y a différents niveaux d'utilisateurs. Certains auraient dit : "Ce bouton était vert avant, et il n'est plus vert maintenant, donc je ne peux plus travailler comme ça !" Et d'autres disaient : "Donnez-moi juste quelque chose, je dois travailler, et je m'habituerai à l'outil." Nous avions tout ce panel d'utilisateurs, mais la plupart étaient du premier groupe. »

Peter et son équipe travaillèrent à rendre le processus de migration plus facile en organisant des rencontres et des démonstrations partout dans la ville où les gens pouvaient venir et voir Linux en action. Il y avaient des sessions de questions/réponses et même une zone « sans Microsoft » fut mise en place pour essayer des ordinateurs Linux. Le but étant de donner un aperçu aux utilisateurs de ce qu'ils allaient utiliser un ou deux ans plus tard.
« Des gens sont venus vers nous et ont dit : "Est-ce que je peux utiliser une souris ? Je pensais que Linux n'était qu'en ligne de commande." Une personne est venue avec une disquette et a dit : "mes documents les plus importants sont là-dessus. Est-ce que je peux continuer à travailler avec ?" Et nous lui avons montré qu'il était possible de les ouvrir avec Linux. Nous avons toujours essayé de donner les informations aux utilisateurs : ce qui se passait, et pourquoi ça se passait. »

Alors que LiMux était le projet principal en charge du système d'exploitation, le déploiement et la migration étaient gérées indépendamment par chaque service. Il n'y avait pas de date limite imposée : chaque service choisirait par lui-même quand gérer la transition, et l'équipe LiMux fournirait le savoir-faire technique pour effectuer la migration.

Tous les employés des services publics n'ont pas migré à Linux pour autant. L'éducation était un domaine dans lequel LiMux ne pouvait s'impliquer, parce que les décisions au sujet des logiciels éducatifs sont prises au niveau national en Allemagne. De plus, un petit nombre de systèmes avec des besoins très spécifiques tournent toujours avec Windows, c'est pourquoi Peter essaya Wine :
« Nous avions des installations de Wine très limitées, parce qu'il y a toujours besoin de sauvegarder la configuration de Wine avec l'application. Elles sont très inter-dépendantes. Si vous changez la version de Wine, vous devez reconfigurer l'application et vice-versa. Nous avons vu que, sur la même machine, nous devrions utiliser jusqu'à 10 ou 15 configurations différentes de Wine. »
Certains vendeurs de logiciels ne fournissaient pas d'assistance si leurs programmes utilisaient Wine à la place d'une vraie plateforme Windows, alors l'équipe LiMux n'a finalement déployé que deux installations de Wine.

Tandis que la version LiMux de Kubuntu était largement standardisée à travers les différents services de la ville, il a fallu beaucoup de travail pour fournir le même niveau de fonctionnalités que la multitude de configurations Windows précédentes. Peter et son équipe ont comptabilisé une cinquantaine de configurations Windows différentes, et quand la transition d'un service vers Linux se déroulait convenablement, les spécifications pour la suivante étaient souvent très différentes.

Aujourd'hui, l'infrastructure informatique est beaucoup plus centralisée, les développeurs de LiMux publiant de nouvelles versions et fournissant de l'assistance. Il est beaucoup plus simple de résoudre les problèmes et d'aider les gens quand vous avez pratiquement le même système d'exploitation sur chaque PC, plutôt que des configurations spécifiques non-standard avec différents services packs, des patches et autres.

L'argument financier

Alors que le but initial du projet n'était pas d'économiser de l'argent, c'est encore ce dont les gens parlent le plus. Aujourd'hui, plus d'une décennie plus tard, LiMux a-t-il été une bonne idée en termes financiers ?
« Oui, c'est le cas, selon le mode d'évaluation. Nous avons fait une évaluation rendue publique dans notre système d'informations municipal. Nous avons utilisé exactement les mêmes paramètres pour rester avec Windows, que pour la migration vers la plateforme Linux. Basé sur ces paramètres, Linux nous a fait économiser 10 millions d'euros. »

Une somme respectable en effet - mais certaines entreprises n'étaient pas d'accord avec ça. Hewlett-Packard a rédigé une étude qui conclut que non, en fait, le coût de migration vers Linux pour la ville a été de 60 millions d'euros. Si Munich était restée avec des produits Microsoft et était passé à Windows XP et Office 2003, le coût aurait été de seulement 17 millions d'euros. Alors, qu'ont fait Peter et son équipe ?
« Nous avons contacté HP et dit  : "Intéressants vos chiffres, comment les avez-vous calculés ?" Et ils ont dit "Euh, euh, c'était pour un usage interne et il n'était pas prévu de les publier…" Ils ont publié un résumé, mais ce n'était clair pour personne de voir comment ils les avaient calculé. »
Étant un des principaux partenaires de Microsoft, il n'est pas surprenant qu'HP essaye d'orienter différemment la valeur du projet. Mais les résultats parlent d'eux-mêmes : LiMux a été un succès, il a montré la souplesse et l'efficacité du Logiciel Libre, et nous espérons qu'il incitera de nombreuses autres villes à suivre son exemple.

CSS Valide !   Valid XHTML 1.0 Transitional   Promouvoir et soutenir le logiciel libre